EN HOMMAGE À TOUS CES CONNARDS QUI CROIENT QUE LEURS ACTES SONT INOFFENSIFS.
Extrait du Miroir des Possibles
Il y a pire que le pauvre type. Halloween, le masque du fourbe. Il y a Luc, le sale type. Une catégorie bien à part. C’est la parade d’Halloween sur Santa Monica boulevard. Un demi-million de personnes, déguisées et maquillées, jonchent l’artère gay de West Hollywood. L’ambiance est festive et bon enfant entre Doheny drive et La Cienega boulevard. C’est la plus grande fête de rue d’Halloween au monde. Au rythme des sons endiablés de fanfares assourdissantes, Adara en Marie-Antoinette, moi en Cléopâtre, nous avançons dans cette marée humaine, entourées de bandes amusées, de jeunes qui sautillent. Des familles hispaniques, des couples homosexuels qui s’embrassent. Des étudiants asiatiques éméchés. Des ados qui fument des pétards. Des amoureux qui s’enlacent. Des bambins gentiment effrayés par le masque de Dracula qui vient de passer. Je viens de rentrer d’un fiasco qui aurait pu mal se terminer, c’est bon de se retrouver, avec ma copine, dans la liesse des couleurs et musiques du monde. Personne n’est venu me sauver. Un seul saut et toutes ses conséquences. Les abominables monstres ne gagneront pas. Le souvenir tenace du traumatisme infligé par l’homme aux larges favoris éclaire mon insurrection.
– Mais quel sale type, ce Luc, me dit Adara, quand je lui raconte ma mésaventure, dans la file d’attente d’un food truck.
– J’en avais déjà croisés mais celui-là c’est le pompon, ça se lisait déjà sur sa face d’idiot !
– Mais comment l’as-tu connu ?
– Lors d’une projection d’un film flamand organisée par le Consulat belge. Il était de passage, c’est un homme d’affaires d’Anvers qui voyage énormément.
– Séduisant ou moche, genre quel âge, il est riche ?
– Oui il est pété de tunes. Sans âge, une tête de con avec une bouche qui dégoûte, un air de curé pédophile.
– La soutane pas très catholique !
– C’est ça mais je n’ai pas voulu le voir, je l’ai écouté, il a su comment m’encenser.
– Comment ?
– Avec mes écritures, il a lu tous mes textes sur mon blog, il les a commentés, il a commencé à m’envoyer des e-mails chaque jour.
– Et tu lui répondais ?
– Oui, j’aimais vraiment bien sa manière de m’écrire, comment il ressentait mes poèmes, ses messages étaient joliment formulés. Mais il s’est vite emporté pensant que j’étais la femme de sa vie.
– Oh non !
Luc m’écrivait quotidiennement dans un français impeccable, m’envoyant des photos des villes où il séjournait. Je m’efforçais à trouver un élément attachant sur ses portraits mais rien. Je ne voyais qu’un gars banal, le teint fade, le ventre adipeux, rien dans le sourire, rien dans le regard. Il me faisait tout simplement pitié en s’accrochant à moi comme ça. À ce stade, ce n’était encore qu’un pauvre type et mon ego s’accommodait de ses flatteries. Il comprenait ce que j’exprimais à travers mes écrits et j’aimais ça. J’ai même partagé quelques chapitres d’essai du livre que j’envisage. On s’est embourbés quand il a commencé à imaginer un avenir à mes côtés, il me rebutait vraiment. Il insistait alors que je lui disais clairement que je n’étais pas intéressée. J’ai dû inventer une relation harmonieuse avec un homme à Los Angeles pour l’écarter. Mais il ne s’est pas découragé. Me sachant dans une situation matérielle précaire, il m’a offert une somme de dix mille euros pour y faire face et commencer mon roman dans des conditions favorables. Il avait stipulé cette condition : « Si dans trois mois tu décides de t’engager dans une relation avec moi, tu me rembourseras à ton rythme -tu disposeras alors de tout l’argent nécessaire, si au contraire, tu ne le veux pas, alors tu ne me devras rien. » J’ai refusé cette offre malsaine. Les semaines ont filé, je n’ai pratiquement plus répondu à ses messages. La correspondance s’est estompée. Mais il revenait à la charge régulièrement, en prétextant aimer mes textes, il voulait m’aider à écrire mon histoire. Il croyait en moi, disait-il. J’ai, à nouveau, bien insisté sur le fait que je vivais une belle histoire d’amour avec un homme à L.A. Le businessman persévérant m’a envoyé, dans les jours qui ont suivi, un contrat en bonne et due forme offrant un investissement de vingt-cinq mille euros « pour me permettre d’écrire mon best-seller », avançait-il. J’ai fait lire les clauses à François, mon ami au Vietnam qui jongle avec ce genre de transactions. « C’est généreux et honnête, à ton avantage », a-t-il conclu. Rassurée, j’ai donc accepté le premier versement de cinq mille euros et l’invitation du Flamand-au-bide à signer le contrat et à parler du projet lors de son prochain voyage à New York. Je me réjouissais bien naïvement de ce que cet argent allait me permettre : retrouver une maison et écrire. La stabilité créative. Soulagée, j’avais besoin d’y croire. Le prodige des possibles. Luc m’attendait aux arrivées à JFK, son avion en provenance de Bruxelles avait atterri plus tôt. Sa gueule de prêtre vicieux engoncé dans son pull bleu marine sur un pantalon gris en flanelle m’a glacée dès le premier regard. Dans le taxi jaune vers l’hôtel, je me sentais mal à l’aise, nue face à lui, m’infligeant, dans ses paroles et œillades, comme une profanation impure.
– Je portais une minijupe, p’tite conne que j’étais !
– Mais non, tu ne vas pas tout de même pas t’empêcher de porter une jupe à cause de tous ces sales types ! m’a répondu Adara, révoltée, elle qui parle si librement de son viol à l’adolescence.
– Oui, c’est vrai, j’aurais pu y aller voilée et en djellaba, ça n’aurait rien changé.
– Ne t’en veux pas, tu n’y es pour rien.
– Il m’a même dit, ce crétin, que j’étais explosive, quand je lui ai raconté l’anecdote au passage de sécurité à l’aéroport où ils m’avaient fouillées.
À notre arrivée dans le lobby du Crown Plaza sur Times Square, Luc, maître de la situation, m’a offert de m’assoir dans un des salons pendant qu’il se chargeait de notre réservation au comptoir d’enregistrement.
– J’ai immédiatement senti qu’il y avait quelque chose de louche en l’attendant.
– Mais quelle ordure ! Et t’as attendu sagement ?
– Oui mais sur mes gardes, je repensais au contrat d’affaires, tout à fait réglo !
Il est revenu vers moi avec son air benêt, me proposant de dîner vers dix-huit heures et de nous retrouver là, dans le vestibule. Nous nous sommes dirigés vers les ascenseurs. En moi, montait une évidence, au rythme des étages vers les hauteurs vertigineuses de Big Apple. Il m’a tendu la carte magnétique en disant : « Tiens, voilà ta clé. » Je le sentais sournois, comme s’il s’apprêtait à me piéger. La porte s’est ouverte sur le trente-cinquième étage.
– Tu l’as suivi ?
– Oui, je voulais en avoir le cœur net.
Je tirais mon bagage à roulettes sur le tapis, il me devançait, se dodelinant comme un phoque ridicule, et s’est arrêté à hauteur d’une des dernières portes avant la fin du couloir. Je me suis postée derrière lui alors qu’il l’ouvrait, curieuse de ce que cet imbécile allait dire. En poussant sa valise, il est entré, comme si de rien n’était, pensant sans doute que j’allais le suivre. Je suis restée prostrée à l’extérieur et comme le lâche ne disait rien, je lui ai demandé : « Il n’y a qu’une chambre ? » Dans un sourire jubilatoire, il m’a rétorqué : « Oui mais il y a deux lits. »
– Oh my god ! Mais non ! Comment a-t-il osé te prendre pour une pauvre fillette prise dans ses griffes !
– Oui, le couillon ! Je l’ai regardé avec un sourire encore plus malicieux et lui ai dit qu’il était hors de question que je dorme dans la même chambre que lui, que j’étais venue pour signer un contrat et parler de mon projet d’écriture. Soit il me prenait une autre chambre, soit je partais.
Croyant me retenir prisonnière, il m’a dit, victorieux : « L’hôtel est complet ». J’ai tourné les talons et l’ai laissé dans sa chambre à deux lits, la queue entre ses jambes d’abruti.
– Il a vraiment cru qu’il pouvait te piéger comme ça, j’en reviens pas ?
– Je suis simplement sortie du Crown Plaza et j’ai cherché une chambre d’hôtel dans les environs, heureusement que j’avais ma carte de crédit !
Le sale type m’a harcelée de messages, m’attendant d’abord dans le hall pour le dîner à dix-huit heures puis, comprenant que je ne viendrais pas, m’a culpabilisée en me disant que ma réaction était disproportionnée et enfantine. Voire, plus tard, impulsive et irraisonnée. Je ne lui ai pas répondu.
– Il aurait voulu que tu dormes sagement dans l’autre lit ?
– Oui, et que j’attende gentiment qu’il enfile son pyjama à rayures après s’être brossé les dents. Moi j’avais prévu de dormir nue !
Le sale type ne se définit pas. Les spécimens se trahissent dans les méandres du voyage au pays du minable. On ne peut que les dénombrer et passer son chemin. Et souhaiter ne pas être condamner, par contamination, à rester une p’tite conne toute sa vie. D’ailleurs, le sale type n’est pas à confondre avec le con. Terme qui ne prend sa valeur que s’il est accompagné d’un adjectif. Gros con, vieux con, sale con. Ça marche avec les connes, aussi ! Le sale type manipule, persécute, rabroue, profite. Insidieusement. Progressivement. Parfois inconsciemment. Sans le savoir. Et s’il agit sciemment, c’est un pervers. La pire espèce. Mais dans la plupart des cas, il n’est pas con. Luc est un pervers, conscient. Il m’a demandé de lui rendre la somme avancée si « à son grand regret » précisait-il, je décidais de ne pas signer le contrat d’investissement. Je lui ai renvoyé son argent en ayant pris soin de déduire les frais imprévus de New York, avec une seule communication : « L’élégance des mots ne suffit pas. » Le maître-nageur aux larges favoris n’a pas imaginé,un instant, qu’il avait traumatisé une petite fille. Il n’a simplement pas vu. Et moi, p’tite conne, je n’ai rien dit. Une vie à me pardonner. Son ascendance sur les petits pour asseoir toute sa domination trouvait probablement toute son ampleur dans son maillot noir. Le slip tout moulant avec trois lignes rouges en diagonale donnait du relief à son anatomie masculine. Sûrement déficiente, comme probablement celle sous le caleçon ringard de Luc. Un sale type que j’ai voulu croire. Ce soir, mon masque de bouffon est définitivement tombé au milieu des curieux qui se pressent pour admirer les chorégraphies rythmées sur des mélodies entraînantes. Différentes mais si proches dans la nuit festive, cinq cents mille personnes en costume convergent en quelques heures sur de modiques kilomètres carrés enflammés. Je n’ai toujours pas de maison, aucune stabilité qui me permette d’écrire mais sous la robe de Cléopâtre, se cache l’intimité d’une princesse qui n’acceptera jamais l’argent corrompu des sales types pour réaliser ses rêves.
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